La grenouille bienfaisante
Marie-Catherine d'Aulnoy
Il était une fois un roi, qui soutenait depuis longtemps une
guerre contre ses voisins. Après plusieurs batailles, on mit
le siège devant sa ville capitale ; il craignit pour la
reine, et la voyant grosse, il la pria de se retirer dans un
château qu'il avait fait fortifier, et où il
n'était jamais allé qu'une fois. La reine employa
les prières et les larmes pour lui persuader de la laisser
auprès de lui ; elle voulait partager sa fortune, et jeta
les hauts cris lorsqu'il la mit dans son chariot pour la faire partir ;
cependant il ordonna à ses gardes de l'accompagner, et lui
promit de se dérober le plus secrètement qu'il
pourrait pour l'aller voir : c'était une
espérance dont il la flattait ; car le château
était fort éloigné,
environné d'une épaisse forêt, et
à moins d'en savoir bien les routes, l'on n'y pouvait
arriver.
La reine partit, très attendrie de laisser son mari dans les
périls de la guerre ; on la conduisait à petites
journées, de crainte qu'elle ne fût malade de la
fatigue d'un si long voyage ; enfin elle arriva dans son
château, bien inquiète et bien chagrine.
Après qu'elle se fut assez reposée, elle voulut
se promener aux environs, et elle ne trouvait rien qui pût la
divertir ; elle jetait les yeux de tous côtés ;
elle voyait de grands déserts qui lui donnaient plus de
chagrins que de plaisirs ; elle les regardait tristement, et disait
quelquefois : " Quelle comparaison du séjour où
je suis, à celui où j'ai
été toute ma vie ! si j'y reste encore longtemps,
il faut que je meure : à qui parler dans ces lieux
solitaires ? avec qui puis-je soulager mes inquiétudes, et
qu'ai-je fait au roi pour m'avoir exilée ? Il semble qu'il
veuille me faire ressentir toute l'amertume de son absence, lorsqu'il
me relègue dans un château si
désagréable. "
C'est ainsi qu'elle se plaignait ; et quoiqu'il lui
écrivît tous les jours, et qu'il lui
donnât de fort bonnes nouvelles du siège, elle
s'affligeait de plus en plus, et prit la résolution de s'en
retourner auprès du roi ; mais comme les officiers qu'il lui
avait donnés, avaient ordre de ne la ramener que lorsqu'il
lui enverrait un courrier exprès, elle ne
témoigna point ce qu'elle méditait, et se fit
faire un petit char, où il n'y avait place que pour elle,
disant qu'elle voulait aller quelquefois à la chasse. Elle
conduisait elle-même les chevaux, et suivait les chiens de si
près que les veneurs allaient moins vite qu'elle : par ce
moyen elle se rendait maîtresse de son char, et de s'en aller
quand elle voudrait. Il n'y avait qu'une difficulté, c'est
qu'elle ne savait point les routes de la forêt ; mais elle se
flatta que les dieux la conduiraient à bon port ; et
après leur avoir fait quelques petits sacrifices, elle dit
qu'elle voulait qu'on fît une grande chasse, et que tout le
monde y vînt, qu'elle monterait dans son char, que chacun
irait par différentes routes, pour ne laisser aucune
retraite aux bêtes sauvages. Ainsi l'on se partagea : la
jeune reine, qui croyait revoir bientôt son époux,
avait pris un habit très avantageux ; sa capeline
était couverte de plumes de différentes couleurs,
sa veste toute garnie de pierreries et sa beauté, qui
n'avait rien de commun, la faisait paraître une seconde Diane.
Dans le temps qu'on était le plus occupé du
plaisir de la chasse, elle lâcha la bride à ses
chevaux, et les anima de la voix et de quelques coups de fouet.
Après avoir marché assez vite, ils prirent le
galop, et ensuite le mors aux dents, le chariot semblait
traîné par les vents, les yeux auraient eu peine
à le suivre ; la pauvre reine se repentit, mais trop tard,
de sa témérité : " Qu'ai-je
prétendu, disait-elle, me pouvait-il convenir de conduire
toute seule des chevaux si fiers et si peu dociles ? Hélas !
que va-t-il m'arriver ? ah ! si le roi me croyait exposée au
péril où je suis, que deviendrait-il, lui qui
m'aime si chèrement, et qui ne m'a
éloignée de sa ville capitale, que pour me mettre
en plus grande sûreté ; voilà comme
j'ai répondu à ses tendres soins, et ce cher
enfant que je porte dans mon sein, va être aussi bien que moi
la victime de mon imprudence. " L'air retentissait de ses douloureuses
plaintes ; elle invoquait les dieux, elle appelait les fées
à son secours, et les dieux et les fées l'avaient
abandonnée : le chariot fut renversé, elle n'eut
pas la force de se jeter assez promptement à terre, son pied
demeura pris entre la roue et l'essieu ; il est aisé de
croire qu'il ne fallait pas moins qu'un miracle pour la sauver,
après un si terrible accident.
Elle resta enfin étendue sur la terre, au pied d'un arbre ;
elle n'avait ni pouls ni voix, son visage était tout couvert
de sang ; elle était demeurée longtemps en cet
état ; lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle vit
auprès d'elle une femme d'une grandeur gigantesque, couverte
seulement de la peau d'un lion ; ses bras et ses jambes
étaient nus, ses cheveux noués ensemble avec une
peau sèche de serpent, dont la tête pendait sur
ses épaules, une massue de pierre à la main, qui
lui servait de canne pour s'appuyer, et un carquois plein de
flèches au côté. Une figure si
extraordinaire persuada la reine qu'elle était morte ; car
elle ne croyait pas qu'après de si grands accidents elle
dût vivre encore, et parlant tout bas : " Je ne suis point
surprise, dit-elle, qu'on ait tant de peine à se
résoudre à la mort, ce qu'on voit dans l'autre
monde est bien affreux. " La géante qui
l'écoutait, ne put s'empêcher de rire de l'opinion
où elle était d'être morte : " Reprends
tes esprits, lui dit-elle, sache que tu es encore au nombre des vivants
: mais ton sort n'en sera guère moins triste. Je suis la
fée Lionne, qui demeure proche d'ici ; il faut que tu
viennes passer ta vie avec moi. " La reine la regarda tristement, et
lui dit : " Si vous vouliez, madame Lionne, me ramener dans mon
château, et prescrire au roi ce qu'il vous donnera pour ma
rançon, il m'aime si chèrement, qu'il ne
refuserait pas même la moitié de son royaume ? -
Non, lui répondit-elle, je suis suffisamment riche, il
m'ennuyait depuis quelque temps d'être seule, tu as de
l'esprit, peut-être que tu me divertiras. " En achevant ces
paroles, elle prit la figure d'une lionne, et chargeant la reine sur
son dos, elle l'emporta au fond de sa terrible grotte. Dès
qu'elle y fut, elle la guérît avec une liqueur
dont elle la frotta.
Quelle surprise et quelle douleur pour la reine, de se voir dans cet
affreux séjour ! l'on y descendait par dix mille marches,
qui conduisaient jusqu'au centre de la terre ; il n'y avait point
d'autre lumière que celle de plusieurs grosses lampes qui
réfléchissaient sur un lac de vif-argent. Il
était couvert de monstres, dont les différentes
figures auraient épouvanté une reine moins timide
; les hiboux et les chouettes, quelques corbeaux et d'autres oiseaux de
sinistre augure s'y faisaient entendre ; l'on apercevait dans un
lointain une montagne d'où coulaient des eaux presque
dormantes ; ce sont toutes les larmes que les amants malheureux ont
jamais versées, dont les tristes amours ont fait des
réservoirs. Les arbres étaient toujours
dépouillés de feuilles et de fruits, la terre
couverte de soucis, de ronces et d'orties. La nourriture convenait au
climat d'un pays si maudit ; quelques racines sèches, des
marrons d'Inde et des pommes d'églantier, c'est tout ce qui
s'offrait pour soulager la faim des infortunés qui tombaient
entre les mains de la fée Lionne.
Sitôt que la reine se trouva en état de
travailler, la fée lui dit qu'elle pouvait se faire une
cabane, parce qu'elle resterait toute sa vie avec elle. A ces mots
cette princesse n'eut pas la force de retenir ses larmes : "
Hé ! que vous ai-je fait, s'écria-t-elle, pour me
garder ici ? Si la fin de ma vie, que je sens approcher, vous cause
quelque plaisir, donnez-moi la mort, c'est tout ce que j'ose
espérer de votre pitié ; mais ne me condamnez
point à passer une longue et déplorable vie sans
mon époux. " La Lionne se moqua de sa douleur, et lui dit
qu'elle lui conseillait d'essuyer ses pleurs, et d'essayer à
lui plaire ; que si elle prenait une autre conduite, elle serait
là plus malheureuse personne du monde. " Que faut-il donc
faire, répliqua la reine, pour toucher votre cœur
? - J'aime, lui dit-elle, les pâtés de mouches :
je veux que vous trouviez le moyen d'en avoir assez pour m'en faire un
très grand et très excellent. - Mais, lui dit la
reine, je n'en vois point ici ; quand il y en aurait, il ne fait pas
assez clair pour les attraper, et quand je les attraperais, je n'ai
jamais fait de pâtisserie : de sorte que vous me donnez des
ordres que je ne puis exécuter. - N'importe, dit
l'impitoyable Lionne, je veux ce que je veux. "
La reine ne répliqua rien : elle pensa qu'en
dépit de la cruelle fée, elle n'avait qu'une vie
à perdre, et en l'état où elle
était que pouvait-elle craindre ? Au lieu donc d'aller
chercher des mouches, elle s'assit sous un if, et commença
ses tristes plaintes : " Quelle sera votre douleur, mon cher
époux, disait-elle, lorsque vous viendrez me chercher, et
que vous ne me trouverez plus ! vous me croirez morte ou
infidèle, et j'aime encore mieux que vous pleuriez la perte
de ma vie, que celle de ma tendresse ; l'on retrouvera
peut-être dans la forêt mon chariot en
pièces, et tous les ornements que j'avais pris pour vous
plaire ; à cette vue, vous ne douterez plus de ma mort; et
que sais-je si vous n'accorderez point à une autre la part
que vous m'aviez donnée dans votre cœur ? Mais au
moins je ne le saurai pas, puisque je ne dois plus retourner dans le
monde. "
Elle aurait continué longtemps à s'entretenir de
cette manière, si elle n'avait pas entendu au-dessus de sa
tête le triste croassement d'un corbeau. Elle leva les yeux,
et à la faveur du peu de lumière qui
éclairait le rivage, elle vit en effet un gros corbeau qui
tenait une grenouille, bien intentionné de la croquer. "
Encore que rien ne se présente ici pour me soulager,
dit-elle, je ne veux pas négliger de sauver une pauvre
grenouille, qui est aussi affligée en son espèce,
que je le suis dans la mienne. " Elle se servit du premier
bâton qu'elle trouva sous sa main, et fit quitter prise au
corbeau. La grenouille tomba, resta quelque temps étourdie,
et reprenant ensuite ses esprits grenouilliques : " Belle reine, lui
dit-elle, vous êtes la seule personne bienfaisante que j'aie
vue en ces lieux, depuis que la curiosité m'y a conduite. -
Par quelle merveille parlez-vous, petite Grenouille,
répondit la reine, et qui sont les personnes que vous voyez
ici ? car je n'en ai encore aperçu aucune. - Tous les
monstres dont ce lac est couvert, reprit Grenouillette, ont
été dans le monde ; les uns sur le
trône, les autres dans la confidence de leurs souverains, il
y a même des maîtresses de quelques rois, qui ont
coûté bien du sang à l'état
: ce sont elle que vous voyez métamorphosées en
sangsues : le destin les envoie ici pour quelque temps, sans qu'aucun
de ceux qui y viennent retourne meilleur et se corrige. - Je comprends
bien, dit la reine, que plusieurs méchants ensemble n'aident
pas à s'amender ; mais à votre égard,
ma commère la Grenouille, que faites-vous ici ? - La
curiosité m'a fait entreprendre d'y venir,
répliqua-t-elle, je suis demi-fée, mon pouvoir
est borné en de certaines choses, et fort étendu
en d'autres ; si la fée Lionne me reconnaissait dans ses
états, elle me tuerait. "
" Comment est-il possible, lui dit la reine, que fée ou
demi-fée, un corbeau ait été
prêt à vous manger ? - Deux mots vous le feront
comprendre, répondit la Grenouille ; lorsque j'ai mon petit
chaperon de roses sur ma tête, dans lequel consiste ma plus
grande vertu, je ne crains rien ; mais malheureusement je l'avais
laissé dans le marécage, quand ce maudit corbeau
est venu fondre sur moi : j'avoue, madame, que sans vous, je ne serais
plus ; et puisque je vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le
soulagement de la vôtre, vous pouvez m'ordonner tout ce qu'il
vous plaira. - Hélas ! ma chère Grenouille, dit
la reine, la mauvaise fée qui me retient captive, veut que
je lui fasse un pâté de mouches ; il n'y en a
point ici ; quand il y en aurait, on n'y voit pas assez clair pour les
attraper, et je cours grand risque de mourir sous ses coups. -
Laissez-moi faire, dit la Grenouille, avant qu'il soit peu, je vous en
fournirai. " Elle se frotta aussitôt de sucre, et plus de six
mille grenouilles de ses amies en firent autant : elle fut ensuite dans
un endroit rempli de mouches ; la méchante fée en
avait là un magasin, exprès pour tourmenter de
certains malheureux. Dès qu'elles sentirent le sucre, elles
s'y attachèrent, et les officieuses grenouilles revinrent au
grand galop où la reine était. Il n'a jamais
été une telle capture de mouches, ni un meilleur
pâté que celui qu'elle fit à la
fée Lionne. Quand elle le lui présenta, elle en
fut très surprise, ne comprenant point par quelle adresse
elle avait pu les attraper.
La reine qui était exposée à toutes
les intempéries de l'air, qui était
empoisonné, coupa quelques cyprès pour commencer
à bâtir sa maisonnette. La Grenouille vint lui
offrir généreusement ses services, et se mettant
à la tête de toutes celles qui avaient
été quérir les mouches, elles
aidèrent à la reine à
élever un petit bâtiment, le plus joli du monde ;
mais elle y fut à peine couchée, que les monstres
du lac, jaloux de son repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible
charivari que l'on eût entendu jusqu'alors. Elle se leva
toute effrayée, et s'enfuit ; c'est ce que les monstres
demandaient. Un dragon, jadis tyran d'un des plus beaux royaumes de
l'univers, en prit possession.
La pauvre reine affligée voulut s'en plaindre ; mais
vraiment on se moqua bien d'elle, les monstres la huèrent,
et la fée Lionne lui dit, que si à l'avenir elle
l'étourdissait de ses lamentations, elle la rouerait de
coups. Il fallut se taire et recourir à la Grenouille, qui
était bien la meilleure personne du monde. Elles
pleurèrent ensemble ; car aussitôt qu'elle avait
son chaperon de roses, elle était capable de rire et de
pleurer tout comme une autre. " J'ai, dit-elle, une si grande
amitié pour vous, que je veux recommencer votre
bâtiment, quand tous les monstres du lac devraient s'en
désespérer. " Elle coupa sur-le-champ du bois ;
et le petit palais rustique de la reine se trouva fait en si peu de
temps, qu'elle s'y retira la même nuit.
La Grenouille, attentive à tout ce qui était
nécessaire à la reine, lui fit un lit de serpolet
et de thym sauvage. Lorsque la méchante fée sut
que la reine ne couchait plus par terre, elle l'envoya
quérir : " Quels sont donc les hommes ou les dieux qui vous
protègent ? lui dit-elle. Cette terre, toujours
arrosée d'une pluie de soufre et de feux, n'a jamais rien
produit qui vaille une feuille de sauge ; j'apprends malgré
cela que les herbes odoriférantes croissent sous vos pas ! -
J'en ignore la cause, madame, lui dit la reine, et si je l'attribue
à quelque chose, c'est à l'enfant dont je suis
grosse, qui sera peut-être moins malheureux que moi. "
" L'envie me prend, dit la fée, d'avoir un bouquet des
fleurs les plus rares ; essayez si la fortune de votre marmot vous en
fournira ; si elle y manque, vous ne manquerez pas de coups ; car j'en
donne souvent, et les donne toujours à merveille. " La reine
se prit à pleurer ; de telles menaces ne lui convenaient
guère, et l'impossibilité de trouver des fleurs
la mettait au désespoir. Elle s'en retourna dans sa
maisonnette ; son amie la Grenouille y vint : " Que vous êtes
triste, dit-elle à la reine. - Hélas ! ma
chère commère, qui ne le serait ? La
fée veut un bouquet des plus belles fleurs ; où
les trouverai-je ? Vous voyez celles qui naissent ici ; il y va
cependant de ma vie, si je ne la satisfais. - Aimable princesse, dit
gracieusement la Grenouille, il faut tâcher de vous tirer de
l'embarras où vous êtes : il y a ici une
chauve-souris, qui est la seule avec qui j'ai lié commerce ;
c'est une bonne créature, elle va plus vite que moi ; je lui
donnerai mon chaperon de feuilles de roses, avec ce secours, elle vous
trouvera des fleurs. " La reine lui fit une profonde
révérence ; car il n'y avait pas moyen
d'embrasser Grenouillette.
Celle-ci alla aussitôt parler à la chauve-souris,
et quelques heures après elle revint, cachant sous ses ailes
des fleurs admirables. La reine les porta bien vite à la
mauvaise fée, qui demeura encore plus surprise qu'elle ne
l'avait été, ne pouvant comprendre par quel
miracle la reine était si bien servie.
Cette princesse rêvait incessamment aux moyens de pouvoir
s'échapper. Elle communiqua son envie à la bonne
Grenouille, qui lui dit : " Madame, permettez-moi avant toutes choses,
que je consulte mon petit chaperon, et nous agirons ensuite selon ses
conseils. " Elle le prit, l'ayant mis sur un fétu, elle
brûla devant quelques brins de genièvre, des
câpres et deux petits pois verts ; elle coassa cinq fois,
puis la cérémonie finie, remettant le chaperon de
roses, elle commença de parler comme un oracle.
" Le destin, maître de tout, dit-elle, vous défend
de sortir de ces lieux ; vous y aurez une princesse plus belle que la
mère des amours ; ne vous mettez point en peine du reste, le
temps seul peut vous soulager. "
La reine baissa les yeux, quelques larmes en tombèrent mais
elle prit la résolution de croire son amie. " Tout au moins,
lui dit-elle, ne m'abandonnez pas ; soyez à mes couches,
puisque je suis condamnée à les faire ici. "
L'honnête Grenouille s'engagea d'être sa Lucine, et
la consola le mieux qu'elle put.
Mais il est temps de parler du roi. Pendant que ses ennemis le tenaient
assiégé dans sa ville capitale, il ne pouvait
envoyer sans cesse des courriers à la reine : cependant
ayant fait plusieurs sorties, il les obligea de se retirer, et il
ressentit bien moins le bonheur de cet événement,
par rapport à lui, qu'à la chère
reine, qu'il pouvait aller quérir sans crainte. Il ignorait
son désastre, aucun de ses officiers n'avait osé
l'en aller avertir. Ils avaient trouvé dans la
forêt le chariot en pièces, les chevaux
échappés, et toute la parure d'amazone qu'elle
avait mise pour l'aller trouver.
Comme ils ne doutèrent point de sa mort, et qu'ils crurent
qu'elle avait été dévorée,
il ne fut question entre eux que de persuader au roi qu'elle
était morte subitement. A ces funestes nouvelles, il pensa
mourir lui-même de douleur ; cheveux arrachés,
larmes répandues, cris pitoyables, sanglots, soupirs, et
autres menus droits du veuvage, rien ne fut
épargné en cette occasion.
Après avoir passé plusieurs jours sans voir
personne, et sans vouloir être vu, il retourna dans sa grande
ville, traînant après lui un long deuil, qu'il
portait mieux dans le cœur que dans ses habits. Tous les
ambassadeurs des rois ses voisins vinrent le complimenter ; et
après les cérémonies qui sont
inséparables de ces sortes de catastrophes, il s'attacha
à donner du repos à ses sujets, en les exemptant
de guerre, et leur procurant un grand commerce.
La reine ignorait toutes ces choses : le temps de ses couches arriva,
elles furent très heureuses : le ciel lui donna une petite
princesse, aussi belle que Grenouille l'avait prédit ; elles
la nommèrent Moufette , et la reine avec bien de la peine
obtint permission de la fée Lionne de la nourrir ; car elle
avait grande envie de la manger, tant elle était
féroce et barbare.
Moufette, la merveille de nos jours, avait déjà
six mois ; et la reine, en la regardant avec une tendresse
mêlée de pitié, disait sans cesse : "
Ah ! si le roi ton père te voyait, ma pauvre petite, qu'il
aurait de joie, que tu lui serais chère ! mais
peut-être, dans ce même moment, qu'il commence
à m'oublier ; il nous croit ensevelies pour jamais dans les
horreurs de la mort : peut-être, dis-je, qu'une autre occupe
dans son cœur la place qu'il m'y avait donnée. "
Ces tristes réflexions lui coûtaient bien des
larmes : la Grenouille qui l'aimait de bonne foi, la voyant pleurer
ainsi, lui dit un jour : " Si vous voulez, madame, j'irai trouver le
roi votre époux ; le voyage est long : je chemine lentement
: mais enfin un peu plus tôt, ou un peu plus tard,
j'espère arriver. " Cette proposition ne pouvait
être plus agréablement reçue qu'elle le
fut ; la reine joignit ses mains, et les fit même joindre
à Moufette, pour marquer à madame la Grenouille
l'obligation qu'elle lui aurait d'entreprendre un tel voyage. Elle
l'assura que le roi n'en serait point ingrat : " Mais continua-t-elle,
de quelle utilité lui pourra être de me savoir
dans ce triste séjour? Il lui sera impossible de m'en
retirer. - Madame, reprit la Grenouille, il faut laisser ce soin aux
dieux, et faire de notre côté ce qui
dépend de nous. "
Aussitôt elles se dirent adieu : la reine écrivit
au roi avec son propre sang sur un petit morceau de linge, car elle
n'avait ni encre, ni papier. Elle le priait de croire en toutes choses
la vertueuse Grenouille qui l'allait informer de ses nouvelles.
Elle fut un an et quatre jours à monter les dix mille
marches qu'il y avait depuis la plaine noire, où elle
laissait la reine, jusqu'au monde, et elle demeura une autre
année à faire faire son équipage, car
elle était trop fière pour vouloir
paraître dans une grande cour comme une méchante
Grenouillette de marécages. Elle fit faire une
litière assez grande pour mettre commodément deux
œufs ; elle était couverte toute
d'écaille de tortue en dehors, doublée en peau de
jeunes lézards ; elle avait cinquante filles d'honneur ;
c'était de ces petites reines vertes qui sautillent dans les
prés ; chacune était montée sur un
escargot, avec une selle à l'anglaise, la jambe sur
l'arçon d'un air merveilleux ; plusieurs rats d'eau,
vêtus en pages, précédaient les
limaçons, auxquels elle avait confié la garde de
sa personne : enfin rien n'a jamais été si joli,
surtout son chaperon de roses vermeilles, toujours fraîches
et épanouies, lui seyait le mieux du monde. Elle
était un peu coquette de son métier, cela l'avait
obligée de mettre du rouge et des mouches ; l'on dit
même qu'elle était fardée, comme sont
la plupart des dames de ce pays-là ; mais la chose
approfondie, l'on a trouvé que c'étaient ses
ennemis qui en parlaient ainsi.
Elle demeura sept ans à faire son voyage, pendant lesquels
la pauvre reine souffrit des maux et des peines inexprimables ; et sans
la belle Moufette qui la consolait, elle serait morte cent et cent
fois. Cette merveilleuse petite créature n'ouvrait pas la
bouche, et ne disait pas un mot qu'elle ne charmât sa
mère ; il n'était pas jusqu'à la
fée Lionne qu'elle n'eût apprivoisée ;
et enfin au bout de six ans que la reine avait passés dans
cet horrible séjour, elle voulut bien la mener à
la chasse, à condition que tout ce qu'elle tuerait serait
pour elle.
Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le soleil ! elle en avait si
fort perdu l'habitude, qu'elle en pensa devenir aveugle. Pour Moufette,
elle était si adroite, qu'à cinq ou six ans, rien
n'échappait aux coups qu'elle tirait ; par ce moyen, la
mère et la fille adoucissaient un peu la
férocité de la fée.
Grenouillette chemina par monts et par vaux, de jour et de nuit ; enfin
elle arriva proche de la ville capitale où le roi faisait
son séjour ; elle demeura surprise de ne voir partout que
des danses et des festins ; on riait, on chantait ; et plus elle
approchait de la ville, et plus elle trouvait de joie et de jubilation.
Son équipage marécageux surprenait tout le monde
: chacun la suivait ; et la foule devint si grande lorsqu'elle entra
dans la ville, qu'elle eut beaucoup de peine à parvenir
jusqu'au palais ; c'est en ce lieu que tout était dans la
magnificence. Le roi, veuf depuis neuf ans, s'était enfin
laissé fléchir aux prières de ses
sujets ; il allait se marier à une princesse moins belle
à la vérité que sa femme, mais qui ne
laissait pas d'être fort agréable.
La bonne Grenouille étant descendue de sa
litière, entra chez le roi , suivie de tout son
cortège. Elle n'eut pas besoin de demander audience : le
monarque, sa fiancée et tous les princes avaient trop
d'envie de savoir le sujet de sa venue pour l'interrompre : " Sire,
dit-elle, je ne sais si la nouvelle que je vous apporte vous donnera de
la joie ou de la peine ; les noces que vous êtes sur le point
de faire, me persuadent votre infidélité pour la
reine.
- Son souvenir m'est toujours cher, dit le roi (en versant quelques
larmes qu'il ne put retenir) : mais il faut que vous sachiez, gentille
Grenouille, que les rois ne font pas toujours ce qu'ils veulent ; il y
a neuf ans que mes sujets me pressent de me remarier ; je leur dois des
héritiers : ainsi j'ai jeté les yeux sur cette
jeune princesse qui me paraît toute charmante. - Je ne vous
conseille pas de l'épouser, car la polygamie est un cas
pendable : la reine n'est pas morte ; voici une lettre
écrite de son sang, dont elle m'a chargée : vous
avez une petite princesse, Moufette, qui est plus belle que tous les
cieux ensemble. "
Le roi prit le chiffon où la reine avait
griffonné quelques mots, il le baisa, il l'arrosa de ses
larmes, il le fit voir à toute l'assemblée,
disant qu'il reconnaissait fort bien le caractère de sa
femme, il fit mille questions à la Grenouille, auxquelles
elle répondit avec autant d'esprit que de
vivacité. La princesse fiancée, et les
ambassadeurs, chargés de voir célébrer
son mariage, faisaient laide grimace : " Comment, sire, dit le plus
célèbre d'entre eux, pouvez-vous sur les paroles
d'une crapaudine comme celle-ci, rompre un hymen si solennel ? Cette
écume de marécage a l'insolence de venir mentir
à votre cour, et goûte le plaisir d'être
écoutée !
- Monsieur l'ambassadeur, répliqua la Grenouille, sachez que
je ne suis point écume de marécage, et puisqu'il
faut ici étaler ma science, allons, fées et
féos, paraissez. " Toutes les grenouillettes, rats,
escargots, lézards, et elle à leur tête
parurent en effet ; mais ils n'avaient plus la figure de ces vilains
petits animaux, leur taille était haute et majestueuse, leur
visage agréable, leurs yeux plus brillants que les
étoiles, chacun portait une couronne de pierreries sur sa
tête, et sur ses épaules un manteau royal, de
velours doublé d'hermine, avec une longue queue, que des
nains et des naines portaient. En même temps, voici des
trompettes, timbales, hautbois et tambours qui percent les nues par
leurs sons agréables et guerriers, toutes les
fées et féos commencèrent un ballet si
légèrement dansé, que la moindre
gambade les élevait jusqu'à la voûte du
salon. Le roi attentif et la future reine n'étaient pas
moins surpris l'un que l'autre, quand ils virent tout d'un coup ces
honorables baladins métamorphosés en fleurs, qui
ne baladinaient pas moins, jasmins, jonquilles, violettes,
œillets et tubéreuses, que lorsqu'ils
étaient pourvus de jambes et de pieds. C'était un
parterre animé, dont tous les mouvements
réjouissaient autant l'odorat que la vue.
Un instant après, les fleurs disparurent ; plusieurs
fontaines prirent leurs places ; elles s'élevaient
rapidement, et retombaient dans un large canal qui se forma au pied du
château ; il était couvert de petites
galères peintes et dorées, si jolies et si
galantes, que la princesse convia ses ambassadeurs d'y entrer avec elle
pour s'y promener. Ils le voulurent bien, comprenant que tout cela
n'était qu'un jeu qui se terminerait par d'heureuses noces.
Dès qu'ils furent embarqués, la
galère, le fleuve et toutes les fontaines disparurent ; les
grenouilles redevinrent grenouilles. Le roi demanda où
était sa princesse ; la Grenouille repartit : " Sire, vous
n'en devez point avoir d'autre que la reine votre épouse :
si j'étais moins de ses amies, je ne me mettrais pas en
peine du mariage que vous étiez sur le point de faire ; mais
elle a tant de mérite, et votre fille Moufette est si
aimable, que vous ne devez pas perdre un moment à
tâcher de les délivrer. - Je vous avoue, madame la
Grenouille, dit le roi, que si je ne croyais pas ma femme morte, il n'y
a rien au monde que je ne fisse pour la ravoir. - Après les
merveilles que j'ai faites devant vous, répliqua-t-elle, il
me semble que vous devriez être persuadé de ce que
je vous dis : laissez votre royaume avec de bons ordres, et ne
différez pas à partir. Voici une bague qui vous
fournira les moyens de voir la reine, et de parler à la
fée Lionne, quoiqu'elle soit la plus terrible
créature qui soit au monde. "
Le roi ne voyant plus la princesse qui lui était
destinée, sentit que sa passion pour elle s'affaiblissait
fort, et qu'au contraire, celle qu'i1 avait eue pour la reine prenait
de nouvelles forces.
Il partit sans vouloir être accompagné de
personne, et fît des présents très
considérables à la Grenouille : " Ne vous
découragez point, lui dit-elle, vous aurez de terribles
difficultés à surmonter ; mais
j'espère que vous réussirez dans ce que vous
souhaitez. "
Le roi, consolé par ces promesses, ne prit point d'autres
guides que sa bague pour aller trouver sa chère reine. A
mesure que Moufette grandissait, sa beauté se perfectionnait
si fort,, que tous les monstres du lac de vif-argent en devinrent
amoureux ; l'on voyait des dragons d'une figure
épouvantable, qui venaient ramper à ses pieds.
Bien qu'elle les eût toujours vus, ses beaux yeux ne
pouvaient s'y accoutumer, elle fuyait et se cachait entre les bras de
sa mère. " Serons- nous longtemps ici ? lui disait-elle. Nos
malheurs ne finiront-ils point ? " La reine lui donnait de bonnes
espérances pour la consoler ; mais dans le fond elle n'en
avait aucune ; l'éloignement de la Grenouille, son profond
silence, tant de temps passé sans avoir aucunes nouvelles du
roi ; tout cela, dis-je, l'affligeait à l'excès.
La fée Lionne s'accoutuma peu à peu à
les mener à la chasse ; elle était friande ; elle
aimait le gibier qu'elles lui tuaient, et pour toute
récompense, elle leur en donnait les pieds ou la
tête ; mais c'était même beaucoup de
leur permettre de revoir encore la lumière du jour. Cette
fée prenait la figure d'un lionne ; la reine ou sa fille
s'asseyaient sur elle, et couraient ainsi les forêts.
Le roi, conduit par sa bague, s'étant
arrêté dans une forêt, les vit passer
comme un trait qu'on décoche ; il n'en fût pas
aperçu ; mais voulant les suivre, elles disparurent
absolument à ses yeux.
Malgré les continuelles peines de la reine, sa
beauté ne s'était point
altérée ; elle lui parut plus aimable que jamais.
Tous ses feux se rallumèrent et ne doutant pas que la jeune
princesse qui était avec elle, ne fût sa
chère Moufette, il résolut de périr
mille fois, plutôt que d'abandonner le dessein de les ravoir.
L'officieuse bague le conduisit dans l'obscur séjour
où était la reine depuis tant d'années
: il n'était pas médiocrement surpris de
descendre jusqu'au fond de la terre ; mais tout ce qu'il y vit
l'étonna bien davantage. La fée Lionne qui
n'ignorait rien, savait le jour et l'heure qu'il devait arriver : que
n'aurait-elle pas fait pour que le destin d'intelligence avec elle en
eût ordonné autrement ? Mais elle
résolut au moins de combattre son pouvoir de tout le sien.
Elle bâtit au milieu du lac de vif-argent un palais de
cristal, qui voguait comme l'onde ; elle y renferma la pauvre reine et
sa fille ; ensuite elle harangua tous les monstres qui
étaient amoureux de Moufette : " Vous perdrez cette belle
princesse, leur dit-elle, si vous ne vous intéressez avec
moi à la défendre contre un chevalier qui vient
pour l'enlever. " Les monstres promirent de ne rien négliger
de ce qu'ils pouvaient faire ; ils entourèrent le palais de
cristal ; les plus légers se placèrent sur le
toit et sur les murs ; les autres aux portes, et le reste dans le lac.
Le roi étant conseillé par sa fidèle
bague, fut d'abord à la caverne de la fée ; elle
l'attendait sous sa figure de Lionne. Dès qu'il parut, elle
se jeta sur lui : il mit l'épée à la
main avec une valeur qu'elle n'avait pas prévue ; et comme
elle allongeait sa patte pour le terrasser, il la lui coupa
à la jointure, c'était justement au coude. Elle
poussa un grand cri, et tomba ; il s'approcha d'elle, il lui mit le
pied sur la gorge, il lui jura par sa foi qu'il l'allait tuer ; et
malgré son invulnérable furie, elle ne laissa pas
d'avoir peur. " Que me veux-tu, lui dit-elle, que me demandes-tu ? - Je
veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d'avoir
enlevé ma femme ; et je veux t'obliger à me la
rendre, ou je t'étranglerai tout à l'heure. -
Jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois si elle est en mon pouvoir. "
Le roi regarda du côté qu'elle lui montrait, il
vit la reine et sa fille dans le château de cristal, qui
voguait sans rames et sans gouvernail comme une galère sur
le vif-argent.
Il pensa mourir de joie et de douleur : il les appela de toute sa
force, et il en fut entendu ; mais où les joindre ? Pendant
qu'il en cherchait le moyen, la fée Lionne disparut.
Il courait le long des bords du lac : quand il était d'un
côté prêt à joindre le palais
transparent, il s'éloignait d'une vitesse
épouvantable ; et ses espérances
étaient toujours ainsi déçues. La
reine qui craignait qu'à la fin il ne se lassât,
lui criait de ne point perdre courage, que la fée Lionne
voulait le fatiguer ; mais qu'un véritable amour ne peut
être rebuté par aucunes difficultés.
Là-dessus, elle et Moufette lui tendaient les mains,
prenaient des manières suppliantes. A cette vue, le roi se
sentait pénétré de nouveaux traits ;
il élevait la voix ; il jurait par le Styx et
l'Achéron, de passer plutôt le reste de sa vie
dans ces tristes lieux, que d'en partir sans elles.
Il fallait qu'il fût doué d'une grande
persévérance : il passait aussi mal son temps que
roi du monde ; la terre, pleine de ronces et couverte
d'épines, lui servait de lit ; il ne mangeait que des fruits
sauvages, plus amers que du fiel, et il avait sans cesse des combats
à soutenir contre les monstres du lac. Un mari qui tient
cette conduite pour ravoir sa femme, est assurément du temps
des fées, et son procédé marque assez
l'époque de mon conte.
Trois années s'écoulèrent sans que le
roi eût lieu de se promettre aucuns avantages ; il
était presque désespéré ;
il prit cent fois la résolution de se jeter dans le lac ; et
il l'aurait fait, s'il avait pu envisager ce dernier coup comme un
remède aux peines de la reine et de la princesse. Il courait
à son ordinaire, tantôt d'un
côté, tantôt d'un autre, lorsqu'un
dragon affreux l'appela, et lui dit : " Si vous voulez me jurer par
votre couronne et par votre sceptre, par votre manteau royal, par votre
femme et votre fille, de me donner un certain morceau à
manger, dont je suis friand, et que je vous demanderai lorsque j'en
aurai envie, je vais vous prendre sur mes ailes, et malgré
tous les monstres qui couvrent ce lac, et qui gardent ce
château de cristal, je vous promets que nous retirerons la
reine et la princesse Moufette. "
" Ah ! cher dragon de mon âme, s'écria le roi, je
vous jure, et à toute votre dragonienne espèce,
que je vous donnerai à manger tout votre saoul, et que je
resterai à jamais votre petit serviteur. - Ne vous engagez
pas, répliqua le dragon, si vous n'avez envie de me tenir
parole ; car il arriverait des malheurs si grands, que vous vous en
souviendriez le reste de votre vie. " Le roi redoubla ses protestations
; il mourait d'impatience de délivrer sa chère
reine ; il monta sur le dos du dragon, comme il aurait fait sur le plus
beau cheval du monde : en même temps les monstres vinrent
au-devant de lui pour l'arrêter au passage, ils se battent,
l'on n'entend que le sifflement aigu des serpents, l'on ne voit que du
feu, le soufre et le salpêtre tombent
pêle-mêle : enfin le roi arrive au
château ; les efforts s'y renouvellent ; chauves-souris,
hiboux, corbeaux, tout lui en défend l'entrée ;
mais le dragon avec ses griffes, ses dents et sa queue, mettait en
pièces les plus hardis. La reine de son
côté qui voyait cette grande bataille, casse ses
murs à coup de pieds, et des morceaux, elle en fait des
armes pour aider à son cher époux ; ils furent
enfin victorieux, ils se joignirent, et l'enchantement s'acheva par un
coup de tonnerre qui tomba dans le lac, et qui le tarit.
L'officieux dragon était disparu comme tous les autres ; et
sans que le roi pût deviner par quel moyen il avait
été transporté dans sa ville capitale,
il s'y trouva avec la reine et Moufette, assis dans un salon
magnifique, vis-à-vis d'une table délicieusement
servie. Il n'a jamais été un
étonnement pareil au leur, ni une plus grande joie. Tous
leurs sujets accoururent pour voir leur souveraine et la jeune
princesse, qui, par une suite de prodiges, était si
superbement vêtue, qu'on avait peine à soutenir
l'éclat de ses pierreries.
Il est aisé d'imaginer que tous les plaisirs
occupèrent cette belle cour : l'on y faisait des mascarades,
des courses de bagues, des tournois, qui attiraient les plus grands
princes du monde ; et les beaux yeux de Moufette les
arrêtaient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits et
les plus adroits, le prince Moufy emporta partout l'avantage ; l'on
n'entendait que des applaudissements ; chacun l'admirait, et la jeune
Moufette, qui avait été jusqu'alors avec les
serpents et les dragons du lac, ne put s'empêcher de rendre
justice au mérite de Moufy ; il ne se passait aucun jour,
sans qu'il fît des galanteries nouvelles pour lui plaire, car
il l'aimait passionnément ; et s'étant mis sur
les rangs pour établir ses prétentions, il fit
connaître au roi et à la reine que sa
principauté était d'une beauté et
d'une étendue qui méritait bien une attention
particulière.
Le roi lui dit que Moufette était maîtresse de se
choisir un mari, et qu'il ne la voulait contraindre en rien, qu'il
travaillât à lui plaire, que c'était
l'unique moyen d'être heureux. Le prince fut ravi de cette
réponse, il avait connu en plusieurs rencontres qu'il ne lui
était pas indifférent ; et s'en étant
enfin expliqué avec elle, elle lui dit que s'il
n'était pas son époux, elle n'en aurait jamais
d'autre. Moufy, transporté de joie, se jeta à ses
pieds, et la conjura dans les termes les plus tendres, de se souvenir
de la parole qu'elle lui donnait.
Il courut aussitôt dans l'appartement du roi et de la reine ;
il leur rendit compte des progrès que son amour avait fait
sur Moufette, et les supplia de ne plus différer son
bonheur. Ils y consentirent avec plaisir. Le prince Moufy avait de si
grandes qualités, qu'il semblait être seul digne
de posséder la merveilleuse Moufette. Le roi voulut bien les
fiancer avant qu'il retournât à Moufy,
où il était obligé d'aller donner des
ordres pour son mariage ; mais il ne serait plutôt jamais
parti, que de s'en aller sans des assurances certaines d'être
heureux à son retour. La princesse Moufette ne put lui dire
adieu sans répandre beaucoup de larmes ; elle avait je ne
sais quels pressentiments qui l'affligeaient ; et la reine voyant le
prince accablé de douleur, lui donna le portrait de sa
fille, le priant, pour l'amour d'eux tous, que l'entrée
qu'il allait ordonner ne fût plutôt pas si
magnifique, et qu'il tardât moins à revenir. Il
lui dit : " Madame, je n'ai jamais tant pris de plaisir à
vous obéir, que j'en aurai dans cette occasion ; mon
cœur y est trop intéressé pour que je
néglige ce qui peut me rendre heureux. "
Il partit en poste ; et la princesse Moufette en attendant son retour,
s'occupait de la musique et des instruments qu'elle avait appris
à toucher depuis quelques mois, et dont elle s'acquittait
merveilleusement bien. Un jour qu'elle était dans la chambre
de la reine, le roi y entra, le visage tout couvert de larmes, et
prenant sa fille entre ses bras : " 0 ! mon enfant,
s'écria-t-il. 0 ! père infortuné ! 0 !
malheureux roi ! " Il n'en put dire davantage : les soupirs
coupèrent le fil de sa voix ; la reine et la princesse
épouvantées, lui demandèrent ce qu'il
avait ; enfin il leur dit qu'il venait d'arriver un géant
d'une grandeur démesurée, qui se disait
ambassadeur du dragon du lac, lequel, suivant la promesse qu'il avait
exigée du roi pour lui aider à combattre et
à vaincre les monstres, venait demander la princesse
Moufette, afin de la manger en pâté ; qu'il
s'était engagé par des serments
épouvantables de lui donner tout ce qu'il voudrait ; et en
ce temps-là, on ne savait pas manquer à sa parole.
La reine, entendant ces tristes nouvelles, poussa des cris affreux,
elle serra la princesse entre ses bras : " L'on m'arracherait
plutôt la vie, dit-elle, que de me résoudre
à livrer ma fille à ce monstre ; qu'il prenne
notre royaume et tout ce que nous possédons. Père
dénaturé, pourriez- vous donner les mains
à une si grande barbarie ? Quoi ! mon enfant serait mis en
pâte ! Ha ! je n'en peux soutenir la pensée :
envoyez-moi ce barbare ambassadeur ; peut-être que mon
affliction le touchera. "
Le roi ne répliqua rien : il fut parler au géant,
et l'amena ensuite à la reine, qui se jeta à ses
pieds, elle et sa fille le conjurant d'avoir pitié d'elles,
et de persuader au dragon de prendre tout ce qu'elles avaient, et de
sauver la vie à Moufette ; mais il leur répondit
que cela ne dépendait point du tout de lui, et que le dragon
était trop opiniâtre et trop friand ; que
lorsqu'il avait en tête de manger quelque bon morceau, tous
les dieux ensemble ne lui en ôteraient pas l'envie ; qu'il
leur conseillait en ami, de faire la chose de bonne grâce,
parce qu'il en pourrait encore arriver de plus grands malheurs. A ces
mots la reine s'évanouit, et la princesse en aurait fait
autant, s'il n'eût fallu qu'elle secourût sa
mère.
Ces tristes nouvelles furent à peine répandues
dans le palais, que toute la ville le sut, et l'on n'entendait que des
pleurs et des gémissements, car Moufette était
adorée. Le roi ne pouvait se résoudre
à la donner au géant ; et le géant,
qui avait déjà attendu plusieurs jours,
commençait à se lasser, et menaçait
d'une manière terrible. Cependant le roi et la reine
disaient : " Que peut-il nous arriver de pis ? Quand le dragon du lac
viendrait nous dévorer nous ne serions pas plus
affligés ; si l'on met notre Moufette en pâte,
nous sommes perdus. " Là-dessus le géant leur dit
qu'il avait reçu des nouvelles de son maître, et
que si la princesse voulait épouser un neveu qu'il avait, il
consentait à la laisser vivre ; qu'au reste, ce neveu
était beau et bien fait, qu'il était prince, et
qu'elle pourrait vivre fort contente avec lui.
Cette proposition adoucit un peu la douleur de leurs
majestés ; la reine parla à la princesse, mais
elle la trouva beaucoup plus éloignée de ce
mariage que de la mort : " Je ne suis point capable, lui dit-elle,
madame, de conserver ma vie par une infidélité,
vous m'avez promise au prince Moufy, je ne serai jamais à
d'autre : laissez-moi mourir : la fin de ma vie assurera le repos de la
vôtre. " Le roi survint : il dit à sa fille tout
ce que la plus forte tendresse peut faire imaginer : elle demeura ferme
dans ses sentiments ; et pour conclusion, il fut résolu de
la conduire sur le haut d'une montagne où le dragon du lac
la devait venir prendre.
L'on prépara tout pour ce triste sacrifice ; jamais ceux
d'Iphigénie et de Psyché n'ont
été si lugubres : l'on ne voyait que des habits
noirs, des visages pâles et consternés. Quatre
cents jeunes filles de la première qualité
s'habillèrent de longs habits blancs, et se
couronnèrent de cyprès pour l'accompagner : on la
portait dans une litière de velours noir
découverte, afin que tout le monde vît ce
chef-d’œuvre des dieux ; ses cheveux
étaient épars sur ses épaules,
rattachés de crêpes, et la couronne qu'elle avait
sur sa tête était de jasmins,
mêlés de quelques soucis. Elle ne paraissait
touchée que de la douleur du roi et de la reine qui la
suivaient accablés de la plus profonde tristesse : le
géant, armé de toutes pièces, marchait
à côté de la litière
où était la princesse ; et la regardant d'un
œil avide, il semblait qu'il était
assuré d'en manger sa part ; l'air retentissait de soupirs
et de sanglots ; le chemin était inondé des
larmes que l'on répandait.
" Ha ! Grenouille, Grenouille, s'écriait la reine, vous
m'avez bien abandonnée ! hélas, pourquoi me
donniez-vous votre secours dans la sombre plaine, puisque vous me le
déniez à présent ? Que je serais
heureuse d'être morte alors ! je ne verrais pas aujourd'hui
toutes mes espérances déçues ! je ne
verrais pas, dis-je, ma chère Moufette sur le point
d'être dévorée. "
Pendant qu'elle faisait ces plaintes, l'on avançait
toujours, quelque lentement qu'on marchât ; et enfin l'on se
trouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu, les cris et les
regrets redoublèrent d'une telle force, qu'il n'a jamais
rien été de si lamentable ; le géant
convia tout le monde de faire ses adieux et de se retirer. Il fallait
bien le faire, car en ce temps-là on était fort
simple, et on ne cherchait des remèdes à rien.
Le roi et la reine s'étant éloignés,
montèrent sur une autre montagne avec toute leur cour, parce
qu'ils pouvaient voir de là ce qui allait arriver
à la princesse ; et en effet ils ne restèrent pas
longtemps sans apercevoir en l'air un dragon qui avait près
d'une demi-lieue de long, bien qu'il eût six grandes ailes,
il ne pouvait presque voler, tant son corps était pesant,
tout couvert de grosses écailles bleues, et de longs dards
enflammés ; sa queue faisait cinquante tours et demi ;
chacune de ses griffes était de la grandeur d'un moulin
à vent, et l'on voyait dans sa gueule béante
trois rangs de dents aussi longues que celles d'un
éléphant.
Mais pendant qu'il s'avançait peu à peu, la
chère et fidèle Grenouille, montée sur
un épervier, vola rapidement vers le prince Moufy. Elle
avait son chaperon de roses ; et quoiqu'il fût
enfermé dans son cabinet, elle y entra sans clé :
" Que faites-vous ici, amant infortuné ? lui dit-elle. Vous
rêvez aux beautés de Moufette, qui est dans ce
moment exposée à la plus rigoureuse catastrophe :
voici donc une feuille de rose, en soufflant dessus, j'en fais un
cheval rare, comme vous allez voir. " Il parut aussitôt un
cheval tout vert ; il avait douze pieds et trois têtes ;
l'une jetait du feu, l'autre des bombes, et l'autre des boulets de
canon. Elle lui donna une épée qui avait dix-huit
aunes de long, et qui était plus
légère qu'une plume ; elle le revêtit
d'un seul diamant, dans lequel il entra comme dans un habit, et bien
qu'il fût plus dur qu'un rocher, il était si
maniable, qu'il ne le gênait en rien : " Partez, lui
dit-elle, courez, volez à la défense de ce que
vous aimez ; le cheval vert que je vous donne, vous mènera
où elle est ; quand vous l'aurez
délivrée, faites-lui entendre la part que j'y ai.
"
" Généreuse fée, s'écria le
prince, je ne puis à présent vous
témoigner toute ma reconnaissance ; mais je me
déclare pour jamais votre esclave très
fidèle. " Il monta sur le cheval aux trois têtes,
aussitôt il se mit à galoper avec ses douze pieds,
et faisait plus de diligence que trois des meilleurs chevaux, de sorte
qu'il arriva en peu de temps au haut de la montagne, où il
vit sa chère princesse toute seule, et l'affreux dragon qui
s'en approchait lentement. Le cheval vert se mit à jeter du
feu, des bombes et des boulets de canon, qui ne surprirent pas
médiocrement le monstre ; il reçut vingt coups de
ces boulets dans la gorge, qui entamèrent un peu les
écailles ; et les bombes lui crevèrent un
œil. Il devint furieux, et voulut se jeter sur le prince ;
mais l'épée de dix-huit aunes était
d'une si bonne trempe, qu'il la maniait comme il voulait, la lui
enfonçant quelquefois jusqu'à la garde, ou s'en
servant comme d'un fouet. Le prince n'aurait pas laissé de
sentir l'effort de ses griffes, sans l'habit de diamant qui
était impénétrable.
Moufette l'avait reconnu de fort loin, car le diamant qui le couvrait
était fort brillant et clair, de sorte qu'elle fut saisie de
la plus mortelle appréhension dont une maîtresse
puisse être capable ; mais le roi et la reine
commencèrent à sentir dans leur cœur
quelques rayons d'espérance, car il était fort
extraordinaire de voir un cheval à trois têtes,
à douze pieds, qui jetait feu et flammes et un prince dans
un étui de diamants, armé d'une
épée formidable, venir dans un moment si
nécessaire, et combattre avec tant de valeur. Le roi mit son
chapeau sur sa canne, et la reine attacha son mouchoir au bout d'un
bâton, pour faire des signes au prince, et l'encourager.
Toute leur suite en fit autant. En vérité, il
n'en avait pas besoin, son cœur tout seul et le
péril où il voyait sa maîtresse,
suffisaient pour l'animer.
Quels efforts ne fit-il point ! la terre était couverte des
dards, des griffes, des cornes, des ailes et des écailles du
dragon ; son sang coulait par mille endroits ; il était tout
bleu, et celui du cheval tout vert ; ce qui faisait une nuance
singulière sur la terre. Le prince tomba cinq fois, il se
releva toujours, il prenait son temps pour remonter sur son cheval, et
puis c'était des canonnades et des feux grégeois
qui n'ont jamais rien eu de semblable : enfin le dragon perdit ses
forces, il tomba, et le prince lui donna un coup dans le ventre qui lui
fit une épouvantable blessure ; mais, ce qu'on aura peine
à croire, et qui est pourtant aussi vrai que le reste du
conte, c'est qu'il sortit par cette large blessure, un prince le plus
beau et le plus charmant que l'on ait jamais vu ; son habit
était de velours bleu à fond d'or, tout
brodé de perles ; il avait sur la tête un petit
morion à la grecque, ombragé de plumes blanches.
Il accourut les bras ouverts, embrassant le prince Moufy : " Que ne
vous dois-je pas mon généreux
libérateur ! lui dit-il ; vous venez de me
délivrer de la plus affreuse prison où jamais un
souverain puisse être renfermé: j'y avais
été condamné par la fée
Lionne : il y a seize ans que j'y languis ; et son pouvoir
était tel, que malgré ma propre
volonté, elle me forçait à
dévorer cette belle princesse : menez-moi à ses
pieds, pour que je lui explique mon malheur. "
Le prince Moufy, surpris et charmé d'une aventure si
étonnante, ne voulut céder en rien aux
civilités de ce prince; ils se hâtèrent
de joindre la belle Moufette, qui rendait de son
côté mille grâces aux dieux pour un
bonheur si inespéré. Le roi, la reine et toute la
cour étaient déjà auprès
d'elle ; chacun parlait à la fois, personne ne s'entendait,
l'on pleurait presque autant de joie, que l'on avait pleuré
de douleur. Enfin pour que rien ne manquât à la
fête, la bonne Grenouille parut en l'air, montée
sur un épervier qui avait des sonnettes d'or aux pieds.
Lorsqu'on entendit drelin dindin, chacun leva les yeux ; l'on vit
briller le chaperon de roses comme un soleil, et la Grenouille
était aussi belle que l'aurore. La reine s'avança
vers elle, et la prit par une de ses petites pattes ;
aussitôt la sage Grenouille se métamorphosa, et
parut comme une grande reine ; son visage était le plus
agréable du monde: " Je viens, s'écria-t-elle,
pour couronner la fidélité de la princesse
Moufette, elle a mieux aimé exposer sa vie, que de changer ;
cet exemple est rare dans le siècle où nous
sommes, mais il le sera bien davantage dans les siècles
à venir. " Elle prit aussitôt deux couronnes de
myrtes qu'elle mit sur la tête des deux amants qui
s'aimaient, et frappant trois coups de sa baguette, l'on vit que tous
les os du dragon s'élevèrent pour former un arc
de triomphe, en mémoire de la grande aventure qui venait de
se passer.
Ensuite cette belle et nombreuse troupe s'achemina vers la ville,
chantant hymen et hyménée, avec autant de
gaieté, qu'ils avaient
célébré tristement le sacrifice de la
princesse. Ses noces ne furent différées que
jusqu'au lendemain ; il est aisé de juger de la joie qui les
accompagna.
Autres contes de Marie-Catherine d'Aulnoy